EN 2013


TABULA RASA 
Le quartier du Panier : 1943-2013 

Cette année Quartiers Libres 2013 s'inscrit plus fortement encore dans le cadre des activités de la Coordination Patrimoines et Créations des 2/3e puisque ce projet culturel intègre le dispositif des Atelier de l'EuroMéditerranée de Marseille Provence 2013. 
 
Un Ateliers de l’EuroMéditerranée c'est une résidence originale qui provoque des rencontres inédites entre arts et société. Depuis 2008, des artistes de toutes disciplines investissent des lieux non culturels et atypiques comme les entreprises privées, les services administratifs, les hôpitaux, les associations… En l’occurrence, dans le cadre de TABULA RASA, la Coordination Patrimoines et Créations des 2/3e accueille Dominique Cier et Cristina Lucas lors de cette année capitale ! 


Les Ateliers de l'EuroMéditerranée.
Les 2e et 3e arrondissements ont une histoire qui traverse les siècles et possèdent un arrondissement culturel unique. C’est aussi sur ce secteur que se situe le plus important projet de rénovation urbaine de France avec Euroméditerranée et d’autres avec l’Anru. C’est également sur ces arrondissements que plusieurs projets institutionnels liés au patrimoine et à la culture sont en cours de développement. Cette coordination Patrimoine souhaite favoriser la réinscription du corps social, du maillage d’individus et de collectifs acteurs entre ces équipements structurants

Cette Coordination est composée d'habitants, d'usagers et de professionnels, tout simplement des acteurs des 2e et 3e arrondissements de la ville de Marseille qui considèrent les patrimoines naturels et culturels de ce territoire comme une ressource vivante et citoyenne fondatrice de tout processus de développement durable. 

Ces "communautés patrimoniales" en création dans les 2/3e se composent de personnes qui attachent de la valeur à des aspects spécifiques du patrimoine culturel (et naturel) et qui souhaitent dans le cadre de l'action publique maintenir et transmettre aux générations futures. Cette coordination a été créée pour mettre en synergie les communautés patrimoniales existantes ou à venir, la mairie de secteur en est partenaire à égalité, elle en assure le fonctionnement, la présidence est confiée à l'élue à la culture, chaque partenaire compte pour une voix, n'est pas en représentation mais en travail en tant qu'ambassadeurs de quartier. Son travail consiste à :
‐ Favoriser l’appropriation des principes de la Convention de Faro.
- Donner un cadre commun à l’émergence des contenus.
‐ Elaborer des applications et en premier lieu des balades patrimoniales.


Cette Convention de Faro permet de créer un cadre alternatif au monopole qu’a exercé l’état en matière de définition et de valorisation du patrimoine. C’est un texte de référence, qui n’oblige pas, mais réinterroge notre relation à la construction des récits communs et nous propose d’en être acteur. 

LE QUARTIER DU PANIER

Les siècles ont passé, les enceintes de la vieille ville ont été détruites et malgré les réhabilitations  successives des maisons, les rues du Panier n'ont pas vraiment changé, les immeubles obscurcissent toujours des  passages déjà très fermés. C'est un quartier de piétons, mais pas vraiment de promenade, ici on  ignore les grandes artères. Le plus vieux quartier de Marseille est une sorte de « ville – citadelle » bâtie sur les hauteurs depuis laquelle les citoyens pouvaient surveiller les activités du port, une sorte de ville acropole. Au début du 20e siècle le Panier c’était le quartier napolitain, à cette époque la présence massive des italiens (les babi) représente 20% de la population totale marseillaise.
Point de vue sur le Clocher des Accoules, la Mairie et l'Hôtel Dieu.
A côté de l’image historique de Marseille avec la vieille ville qui domine le port, s’impose aujourd’hui progressivement dans ce quartier le Marseille pittoresque, la carte postale. Avec la série « Plus belle la vie » dont l’action se déroule dans « le quartier du Mistral » qui est une vraie copie du Panier. La fiction rattrape le réel lorsque des grappes de touristes se perdent dans le Panier à la recherche des acteurs de la série télé. La présence du magasin de souvenirs de la série situé en face du véritable Bar des 13 coins ainsi qu’un local dédié à la série renseigne sur l’impact de la fiction sur l’image et les usages des ruelles de la vieille ville.
 
Place des treize coins, aujourd'hui place des treize cantons.
Dans ce quartier de dockers le touriste n’était pas toujours le bienvenu. A présent le Panier c’est le Marseille pittoresque qui se renouvelle sur lui même et qui change peu finalement malgré les décisions politiques, les plans d’urbanisme successifs et les événements historiques bouleversants, dans une sorte de permanence, comme si c’était devenu un lieu repère. Avec le recul nous constatons à quel point les représentations sur la vieille ville sont nombreuses : il était une fois les quartiers du Panier... Envisageons ce quartier comme un palimpseste où se concentre de l’histoire, ou plutôt des histoires... 

Place de Lenche.
Nous investiguerons l’histoire du Panier et notamment l'opération de « nettoyage » du quartier du vieux port. Cette partie de la ville située entre la rue Caisserie et le Vieux-Port fut détruite en 1943 sous l’occupation allemande. « Cette ville est le chancre de l’Europe. L’Europe ne peut vivre tant que Marseille ne sera pas épurée » déclarait à l’époque Karl Oberg général SS. La destruction du quartier est alors soutenue par un plan d’urbanisme préparé par des architectes acquis à la cause du régime de Vichy. Entre le 22 et le 24 janvier 1943, environ 25 000 personnes sont expulsées, dont 5 000 autorisées à rester à Marseille avec leurs familles, mais sans pouvoir regagner leur domicile. Plusieurs milliers de personnes sont arrêtées et envoyées dans les camps de concentration. Puis, maison par maison, 1500 immeubles sont dynamités, laissant un champ de ruines à l'exception de l'hôtel Echevin de Cabre. Ce sont ces événements tragiques et bien réels de l'histoire de la ville dont l'écriture de l'histoire a encore beaucoup de mal à franchir le mur de l'autocensure que nous souhaitons interroger avec le concours d’artistes. Les faits sont établis et datés, les protagonistes majeurs identifiés, mais l’impression qui se dégage se résume à un triste constat l'histoire est passée… 

Évacuation du quartier du vieux port, le 24 janvier 1943.
Partant de l’idée que l'imaginaire joue un rôle dans la construction historique il ne s’agit pas d’élaborer une action spectaculaire, mais plus simplement de permettre l'entrecroisement de l'histoire et de la fiction à nouveau. Nous  souhaitons engager un travail fictionnel afin de stimuler les mémoires, afin que les connaissances et les idées qui demeurent à l’état de souvenirs puissent resurgir. 

«Je continue à croire que l'homme a raison de se tourner vers le passé pour se faire une image de sa  destinée et pour aider à connaître le présent lui-même.» Marguerite Yourcenar, L'écrivain devant l'Histoire. 

Plaque commémorative, Grand Rue : À la mémoire de nos disparus internés, déportés, morts dans 
les camps nazis, victimes de la tragique évacuation du quartier du Vieux port (23 janvier 1943).
Nous nous sommes retrouvés à la Mairie des 2/3e, 2 place de la Major, vendredi 15 février 2013 pour le premier atelier avec l'auteur associé à l'Atelier de l'EuroMéditerranée accueilli par la CP 2/3e, Dominique Cier.  A partir de ses récits nous avons évoqué les différents aspects de l'opération Sultan et la manière dont nous souhaitons mettre en œuvre plusieurs actions culturelles, de 1943 à 2013...

Si je me souviens de la date du 23 janvier, c’est surtout parce que je l’ai entendue prononcée mille fois. Avant, c’était la première chose que la maitresse écrivait sur le tableau, mais en ce début d’année l’école n’avait plus de craie. Et de toute façon, les enfants n’y font pas vraiment attention. Pour eux, tous les jours de la semaine se ressemblent. A 7 ans, on a encore l’insouciance de l’enfance. Il faut un événement exceptionnel pour qu’on se souvienne d’une journée particulière et c’était le cas. J’ai vu mes parents pleurer. C’est comme ça que j’ai su que c’était un moment très grave. Et il y avait la police. Papa travaillait sur le port. Il était soudeur, mais il était surtout syndicaliste et il avait déjà eu des ennuis avec la police. Il avait été convoqué plusieurs fois mais là c’était plus dramatique. Un inspecteur lui a demandé de le suivre pour une série de vérifications de routine. Et il nous a expliqué que de notre côté nous devions immédiatement quitter l’immeuble et nous regrouper avec les autres habitants du quartier. Papa nous rejoindrait plus tard. L’évacuation concernait l’ensemble de la population...
Monique, coiffeuse, âgée de 7 ans en 1943. Texte, Dominique Cier.

LE PROGRAMME DES ATELIERS (OUVERTS À TOUTES ET A TOUS) :

- Le mercredi 6 mars à 14h30, à la Mairie des 2/3e : nous préciserons l'organisation de nos prochains rdv, nous ferons le point sur les recherches menés par les membres de la CP 2/3e et nous envisagerons notre participation à la première manifestation du MuCEM, "Marseille Transit", du 14 au 16 juin 2013 :
Marseille a déjà été capitale européenne de la culture… dans les années 40, au moment où de nombreux intellectuels et artistes s’y sont réfugiés, en “Transit”, selon le titre du livre de l’écrivaine allemande Anna seghers. Rencontres, débats avec des témoins de l’époque, lectures et promenades urbaines, découverte de documents d’archives, cinéma à l’auditorium, projection en plein air du film “Transit” du cinéaste marseillais René Allio, spectacle autour des chansons des années 40, “radio Transit”...

- A la suite de sa dernière exposition à Burgos, Espagne, du 25 janvier au 12 mai 2013, nous avons accueilli Cristina Lucas pour sa seconde visite à Marseille sur notre invitation. Après les réunions et les démarches afférentes à la réalisation d'une résidence artistique, nous avons poursuivi nos repérages dans le quartier du Panier ainsi que la collecte d'informations et les rencontres studieuses avec Dominique Cier et les membres de la CP 2/3e.



ON AIR. Cristina Lucas, 2013.
- Le jeudi 11 avril à 10h, au Roll'Studio, 17 rue des Muettes : "Plaisirs", difficile de se projeter au cœur d'un conflit, sans projet possible le futur vacille, subsiste alors l'instant présent. Un sentiment de vie puissant éprouvé par certains où la musique, le jazz, les plaisirs de la chair jouent les premiers rôles. Nous profiterons de cet atelier pour évoquer les arts à Marseille pendant la guerre ainsi que la vie souterraine, les passages improvisés entre les mur mitoyens des immeubles ou les accès inédits via les caves, c'est tout un système de "traboule à la marseillaise" qui permet de circuler d'un bout à l'autre du quartier.
A cette occasion nous rencontrerons Gilles Suzanne co-auteur avec Michel Samson de A fond de cale, un siècle de jazz à Marseille 1920 - 2010.
Gilles Suzanne, maître de conférences en esthétique à l’Université d’Aix-Marseille, est l’auteur de nombreux travaux sur la relation entre la ville et les arts. Michel Samson, ancien correspondant du journal Le Monde à Marseille, est co-auteur avec Michel Péraldi de Gouverner Marseille et, avec Jean-Louis Comolli, de la série documentaire Marseille contre Marseille (1989-2008).


Au Roll'Studio, nous avons commencé par envisager notre participation à la manifestation « Marseille Transit » programmée début juin par Le musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée, nous avons poursuivi le travail engagé en présence de Cécile Dumoulin, Responsable des publics, avec une présentation de deux propositions culturelles de la CP 2/3e : une lecture par les habitants, membres de la CP 2/3e, des textes collectés et retravaillés par Dominique Cier relatif à 1943 et à la destruction des vieux quartiers et une balade urbaine dédiée à Anna Seghers, animée par Nathalie et Catherine Ricoul. 

Puis nous avons accueilli Gilles Suzanne co-auteur avec Michel Samson de « A fond de cale, un siècle de jazz à Marseille 1920 – 2010 ». Gilles Suzanne, maître de conférences en esthétique à l’Université d’Aix-Marseille, est l’auteur de nombreux travaux sur la relation entre la ville et les arts.

Après la lecture d’un texte de Dominique Cier, l’auteur associé de l’Atelier de l’Euroméditerranée que nous menons, nous avons évoqué la situation des arts à Marseille pendant la guerre. Lire le document joint, pour (re)découvrir le récit de David, retraité, ancien musicien professionnel, puis employé à la Réparation Navale, 24 ans en 1943. 

Avec l’intervention de Gilles Suzanne nous avons découvert les motivations des auteurs de cet ouvrage dédié à un siècle de jazz à Marseille, à savoir le rôle de ce genre musical dans l’histoire et l’actualité de la musique, l’importance des arts au regard de nos manières d’habiter la culture et la ville ainsi que le désir (identique au projet que nous partageons au sein de notre coordination) de faire patrimoine avec l’écriture de l’histoire du jazz à Marseille, depuis les années 20, de Gaby Deslys à Claude Mckay pour commencer.


Gilles a insisté sur ce qui distingue l’art de la culture, dans le sens où « les arts sont contre la culture » en général, ce qui est encore plus vif dans une France occupée. A ce sujet, nous avons parlé d’Hannah Arendt pour qui l’œuvre d’art est un « objet de pensée », une pensée particulière qui recherche une vérité qui concerne chacun de nous intimement dont la fonction est d’abord « de rapatrier les hommes dans le réel », car on peut travailler, s’affairer, se marier, avoir des enfants, sans être véritablement ni au monde ni à soi-même. Considérons les arts comme une manière de mettre au travail notre culture, de lutter contre la barbarie. C’est un acte de courage pas simplement une question d’effort qui vise à nous « faire naître au monde » !
Gilles remarque que c’est Marseille, « ville port » de marchandises et de tumultes, qui est partie à la rencontre du jazz, contrairement aux autres villes, avec le ragtime, le music hall marseillais, etc. Cette musique, qui ne s’appelle pas encore jazz, est rapidement condamnée de faire dévier une jeunesse qui ose danser, elle choque rapidement beaucoup de monde à l’époque. Dés les années vingt, le jazz s’affirme en fait comme une manière d’être jeune, ce qui ne laisse pas indifférent. Lire aussi à ce sujet l’entretien de Michel Samson, par Marsactu.
«…A la libération, les noirs américains sont présents à Marseille, ils entraînent les jeunes, surtout des jeunes femmes d’ailleurs, qui s’échappent la nuit de chez elles, pour aller danser sur de la « musique noire ». C’est un choc à l’époque pour les parents, issus d’un ordre ancien ! Car le contexte est bien celui d’un désir d’émancipation pris en charge par des jeunes gens issus de classes moyennes. C’est une forme de rébellion…»

«…Le jazz n’est pas vraiment une musique populaire à Marseille, sauf  le mouvement de jazz impulsé dans les années vingt par les dockers jamaïcains. Ceux-là, des gens du peuple ont été écoutés par les bourgeois venus au quartier du Panier s’encanailler avec des filles. Mais ces dockers n’ont pas été mêlés aux lieux centraux de la musique, ils n’ont pas eu accès à la scène marseillaise… » 

Gaby Deslys, l’interprète marseillaise, meneuse de revue, jouera le rôle de pionnière du jazz. Elle part aux États-Unis, y rencontre le danseur Harry Pilcer, revient en 1917 au Casino de Paris swinguer sur des airs de jazz avant de faire triompher les sons de la Nouvelle-Orléans sur la Canebière, au Grand casino, avec des musiciens afro-américains joueurs de banjo. Le swing arrive ensuite à la Libération, avec le débarquement de l’armada américaine.
Cette aventure croise celle l’histoire de la fosse du Panier et des dockers venus d’Afrique ou de Jamaïque, lire à ce sujet le roman de Claude Mc Kay, « Banjo » qui raconte sa vie, son travail sur la grande jetée et ses rêves de jazz band le soir dans les boites du Panier. Je vous propose de suivre ce lien pour une présentation en images.
 
Nous avons parlé du sentiment de la guerre qui enfle déjà avant le conflit et de la mauvaise réputation du Panier liée aussi à cette musique jouée dans le quartier réservé. Pour finir, nous avons évoqué la situation particulière des arts à Marseille lorsque la ville demeure encore un port de la zone libre pendant la seconde guerre mondiale. C’est une terre d’accueil pour les artistes et les intellectuels qui fuyaient l’Allemagne nazie, c’est aussi une actualité artistique et un lieu de diffusion important des arts, citons par exemple, les 56 cinémas dans la périphérie de la ville, 11 dans l’hyper centre à titre d’exemple. Marseille vit à  l’époque une période d’«  ébullition en vase clos » pour reprendre l’expression de Jean Ballard. 

- Le jeudi 25 avril à 10h, à la Mairie des 2/3e : "A qui profite le crime ?", derrière la destruction des vieux quartiers il y a la mauvaise réputation des vieux quartiers qui ne date pas d'hier mais à quand remonte t-elle exactement ? Cette mauvaise réputation est certainement liée en partie à la situation de Marseille ville portuaire ce qui nous amènera à penser à l'évolution des vieux quartiers comme ceux de Barcelone ou de Gênes par exemple.   
Une mauvaise réputation due, en particulier, à la présence, dans un périmètre assez restreint, d’un trop célèbre « quartier réservé ». Dès le Second Empire, époque des grands travaux d’urbanisme, l’administration avait cantonné la prostitution dans le quartier Saint-Jean afin de ne pas voir contaminer les quartiers bourgeois. Des photos, des films avaient ensuite parlé de « ce ghetto de l’amour », de « ces cabarets borgnes », de ces maisons à filles de la rue Bouterie où s’échouaient les « Manons de toutes les latitudes ». En 1943, les vieux quartiers n’avaient plus toutefois le monopole de la prostitution qui y était d’ailleurs très localisée. Néanmoins le quartier réservé existait et sa mauvaise renommée était alimentée et dramatisée par de plus ou moins bonnes littératures et par des reportages à sensation. « Marseille, véritable Chicago européenne », tel était souvent le sujet de prédilection de la presse parisienne... dans le bulletin « Marseille » publié par le conseil municipal et le préfet délégué, dans le numéro du 21 octobre 1942, on pouvait lire un article signé de l’académicien Louis Gillet qui disait : « Sur la colline des Accoules, entre hôtel de ville et la Major (la cathédrale), gîte une Suburre obscène, un des cloaques les plus impurs où s’amasse l’écume de la Méditerranée, triste gloire de Marseille, dans une décrépitude et un degré de pourriture dont à peine, sans l’avoir vu, on pourrait se faire une idée ; il semble que la corruption, la lèpre, gangrène jusqu’aux pierres. Cet enfer vermoulu, cette espèce de charnier en décomposition, est un des lieux du monde où la tuberculose fait le plus de ravages. C’est l’empire du péché et de la mort. Ces quartiers patriciens abandonnés à la canaille, à la misère et à la honte, quel moyen de les vider de leur pus et de les régénérer ? ».
Extrait de Rafles et destruction du quartier nord du vieux-port. Marseille, janvier-février 1943. Document rédigé par Alain Moreau, membre de la CP 2/3e.  

Au cours de cet atelier nous découvrions à quel point avant même que ne commence l'opération Sultan et le dynamitage du vieux port, le quartier semble déjà condamné par les intérêts des uns et les visions des autres. Par conséquent nous nous interrogerons sur la situation des gros propriétaires, sur l'importance des locations dans cette partie de la ville, 90 %, à cette époque ainsi que sur le nouveau PAEE, Plan d’Aménagement, d’Embellissement et d’Extension, relancé sous le gouvernement de Vichy.  

Le temps consacré à cet atelier nous a permis de poursuivre nos discussions sur la mauvaise réputation du quartier réservé, sous-entendu réservé à la prostitution depuis les années 1860 et d’évoquer avec Dominique la manière dont la pauvreté a été organisée pour faire vivre le port. Parler de l’activité portuaire revient à évoquer le système marseillais. Un système crée par l’abondance de la main d’œuvre immigrée qui survit grâce à elle même lorsque certains marchés se ferme. Le Panier est historiquement une terre d’asile pour les italiens, corses, maghrébins, comoriens, vietnamiens, antillais, etc. sa proximité avec le Vieux-Port et les quais de la Joliette a fait de ce périmètre un lieu de transit, d’autre part en organisant la pauvreté dans ce quartier ce qui est privilégié ce n’est pas qu’un creuset culturel mais l’embauche d’une main d’œuvre aussi disponible que docile. Pécheurs, artisans, journaliers, ils patientaient dans les quatre centres de recrutement dès cinq heures du matin. Petit à petit des réseaux se développent avec des spécialités en fonction des origines et des nationalités. Avec Dominique, Nabil, Fabienne notamment, nous avons évoqué le sous traitement à plusieurs titres de cette main d’œuvre et l’actualité de ce système d’embauche qui n’a pas complètement disparu, à voir Porte d’Aix par exemple des camions qui charge une quinzaine de personnes pour la journée…  A noter la dégradation du traitement économique des journaliers : environ 25 € / jour il y a 15 ans contre 10€ / jour aujourd’hui !
En parallèle à cette pauvreté organisée, la bourgeoisie marseillaise qui souhaite s’encanailler, fréquente toujours ces places et ces ruelles. Il y a donc à l’époque un quartier du Panier le jour et un quartier du Panier la nuit où un monde bigarré se côtoie dans le quartier réservé. Réservé mais libre visiblement, même si les genres et les origines sociales divergent, même si les échanges sont limités, de la même manière que les usages dans le quartier de Pigalle à Paris.
En regardant bien, rajoute Dominique, à l’époque cette situation pose surtout un problème aux élus et aux fonctionnaires, à savoir ceux qui restent à distance, à l’extérieur du quartier. A la question à qui profite le crime, Dominique nous rappelle que le Panier est un quartier sacrifié sur le même modèle que ce qui s’est passé à Gênes ou à Hambourg. La densité de population était de 2500 personnes / hectares, or dès 1830 les nouveaux plans prévoyaient de diviser ce chiffre par quatre ! 
Le dernier point commenté par les membres de la CP porte sur l’actualité du Panier avec la rénovation de l’Hôtel Dieu qui divise : est-ce une situation propice à la rencontre de « deux mondes », les habitants et les clients du palace ? Ou doit-on s’attendre à un jardin clos sur lui même à tous les sens du terme ?
L’écart entre les conditions de vie des habitants et les clients d’un Palace en lieu en place d’un élément de notre patrimoine attise les réactions, compte tenu des questions soulevées par cette transformation nous avons décidé de solliciter la direction pour organiser une réunion à l’Hôtel Dieu, à suivre donc…

- Le vendredi 17 mai à 10h, à la Mairie des 2/3e : "Survie",  survivre, trouver de quoi se nourrir. Il s'agit de lutter par n'importe quel moyen contre la pénurie : marché noir, système démerde, trafics, réseaux de subsistance avec les campagnes environnantes, etc. La faim traverse les récits collectés par Dominique Cier, elle accompagne les parcours des uns et des autres, rythme les journées et les nuits, entretient les conversations et se transforme même en monnaie d'échange aussi immorale que salutaire.

Il y avait ces deux policiers qui criaient dans l’escalier et Maman était affolée. Ma sœur Anne-Marie et moi, on se collait contre elle et elle nous repoussait et nous embrassait en même temps. Et il y avait ma cousine Catherine qui pleurait dans son coin. Je dis cousine parce que c’est comme ça que nous l’avions accueillie à la rentrée de septembre. Une tante d’Aurillac que nous ne connaissions pas encore et qui était malade l’avait confiée à Maman. J’ai su plus tard qu’elle n’était pas notre cousine et que Maman n’avait pas de sœur à Aurillac... J’imagine la peur que Maman a dû éprouver à l’idée que la police vérifiait les pièces d’identité ! Elle a entassé des affaires dans des valises et enveloppé des provisions périssables dans des torchons. On s’est habillé en superposant plusieurs couches de vêtements. Elle voulait tout emporter, mais il y avait ces policiers qui hurlaient et qui menaçaient les locataires de les jeter dehors sans rien s’ils ne se dépêchaient pas. Tout le monde s’est retrouvé dans la rue. Les policiers contrôlaient les identités et épluchaient les livrets de famille... Maman serrait Catherine contre elle. Elle n’était pas sur le livret de famille, puisque c’était sa nièce. Elle avait un papier, un extrait de naissance pour l’école ou quelque chose comme ça, mais ce n’était pas une preuve de lien familial. Le policier a posé des tas de questions et puis il nous a entraînées un peu à l’écart à l’arrière d’un fourgon. J’ai cru qu’il allait nous faire monter, mais non. Il a encore posé des tas de questions dont je ne me souviens pas, je suppose sur la famille, sur les parents de Catherine, sur Aurillac, en général il est vrai que c’était plutôt les petits marseillais qui allaient à la campagne, et il a parlé de colis. Les colis, je m’en souviens très exactement parce qu’il nous arrivait d’en recevoir en effet de ma grand-mère qui habitait Pélissanne, et il fallait toujours faire la queue devant le guichet de la poste, c’était interminable, encore plus long que pour le pain… Mais c’était aussi une fête à la maison parce qu’elle nous envoyait que des bons produits. Le policier insistait lourdement. Brusquement, Maman s’est baissée et elle a ouvert la valise. Elle lui a donné quelque chose de volumineux enveloppé dans un torchon. Il a souri en disant que c’était une gentille cousine. Il nous a fait monter dans le fourgon. Les gens marchaient en direction du tramway qui devait les conduire jusqu’à Arenc... Plus tard, Maman nous a raconté son angoisse en découvrant ce à quoi on avait échappé. Il y a eu des milliers d’arrestations. Finalement, on était tombé sur des braves types qui n’avaient pas l’intention de faire du zèle... C’est ce jambon qui nous a sauvées, mais d’autres policiers moins charitables l’auraient simplement confisqué. Et ils auraient arrêté Catherine. 
Monique, coiffeuse, âgée de 7 ans en 1943. Texte, Dominique Cier. 

Nous avons commencé par revenir sur la mauvaise réputation du quartier qui s’est cristallisée pour plusieurs raisons ici dans le cœur historique de la Cité et notamment à la suite de la création du quartier réservé qui date, sauf erreur de ma part de 1863. A l’époque ce quartier réservé officiel concerne une zone située autour du quartier Saint Jean, entre l’Hôtel de ville, le Vieux-Port et les nouveaux bassins de la Joliette. A ce sujet dans les années 1860, la percée initiée (1862-1867) pour la réalisation de l’actuelle rue de la République manifeste les ambitions de la ville prospère ainsi que la circulation du pouvoir militaire sur une large avenue. C’est une réponse urbaine aux révoltes et aux émeutes de 1830 et de 1848. A la suite d’un décret du gouvernement provisoire qui fixe la durée de la journée de travail à dix heures pour Paris et à onze heures pour la province, l’émeute qui éclate à Marseille le 22 juin 1848 draine des centaines d’ouvriers qui improvisent des barricades. Le 23 juin, les garnisons d’Avignon et d’Aix se joignent aux troupes de l’ordre qui démontent les barricades improvisées malgré la résistance désespérée des insurgés qui sont finalement emprisonnés par l’armée au Château d’If.

Ces soulèvements populaires expriment bien l’impact de la révolution à l’origine de la notion de liberté. En amont de ces mouvements, il y a 4 millions de personnes qui s’installent autour des villes et qui supportent d’incessantes difficultés à subvenir à leurs besoins pendant deux générations. A titre d’exemple, cinq ou six salaires dans une famille ne permettent même pas d’assurer un repas quotidien digne de ce nom !

Historiquement il semble que ce soit dans les associations de métier de l’Ancien Régime que les premières manifestations de la cohésion ouvrière apparaissent. Ce sont les contremaitres qui s’installent dans les campagnes qui initient le syndicalisme dans les différentes villes. Le problème pour la grande industrie c’est justement ces corporations qui conservent (à ce moment) le privilège de la production de certaines marchandises et qui sont donc en capacité d’assurer de meilleures conditions de travail à leurs membres, ainsi que limiter arbitrairement le nombre des ouvriers de tel ou tel métier, autrement dit : gêner le capital dans son achat de la force de travail !

A Marseille ville - port les différences sociales et les inégalités de traitement sont nombreuses. Entre les ouvriers et les bourgeois la présence de l’autorité et de la police se révèle indispensable car l’époque est propice aux jacqueries populaires. Ses causes sont multiples, citons l'impopularité de la noblesse et la misère des campagnes mais aussi et surtout les taxations royales et seigneuriales et leurs augmentations capricieuses (le terme de jacquerie désigne des révoltes paysannes pendant la période révolutionnaire et par extension il exprime un soulèvement paysan). C’est une situation fréquente durant le moyen âge qui participe certainement du mouvement de la bourgeoisie qui dans son ensemble quitte le cœur de Marseille pour s’installer à Aix par exemple où réside déjà le parlement, le tribunal, etc. En fait la nouvelle bourgeoisie de négoce qui se développe à Marseille parallèlement au commerce portuaire ne se déplace sur le Port que si cela s’avère nécessaire, la plupart du temps ils optent pour une résidence marseillaise éloignée du centre aussi populeux que dangereux, ce sont nos « traditionnelles » campagnes parsemées de bastides.

Dans le même registre, vous remarquerez face au fort Saint-Nicolas, le fort Saint-Jean, Louis XIV aurait dit : «Nous avons remarqué que les Marseillais prisaient fort les jolies bastides, nous avons voulu avoir la nôtre à l'entrée de ce grand port». Comment interpréter l’anecdote si ce n’est en rappelant que ces deux forts ont été élevés suite à un soulèvement de Marseille contre la politique du Roi Soleil qui décide alors d’orienter les canons vers la ville et non pas vers la mer !

A la suite de ces échanges, nous avons évoqué les premières propositions et leur mise en œuvre. Sachant que Cristina Lucas sera en résidence à Marseille pendant le mois de juillet.

- Le mercredi 22 mai à 10h, à la Mairie des 2/3e : "Destins", qu'est-ce que je ferais si j'étais à la place de... ? Il sera question de rancœur et de revanches, nous parlerons de ce qui force chacun à se positionner : délateur, collaborateur, milicien, résistant, etc. autant de postures bien distinctes qui se cumulent pourtant parfois. 
 
Le 23, c’était un jour important parce que c’était mon dernier jour de travail à la boulangerie. Ce jour-là, j’ai rencontré Mangion, un flic qui recrutait des volontaires pour la milice… Je n’y connaissais rien, moi. Mais j’allais être nourri, blanchi, logé et payé… Je n’ai pas réfléchi. Le plus important c’était de quitter cette putain de boulangerie… Là, malgré les protestations du patron, j’ai tombé la blouse tout de suite… Trois semaines de classes aux Catalans et j’avais un uniforme et un fusil… Ben, je vais vous dire, j’étais assez fier… Je ne voyais pas où était le mal, pour moi c’était le boulanger et mon père qui étaient le mal… Et d’ailleurs ma première visite a été pour eux…  
Vincent, retraité, ancien employé à l’usine Saint-Louis, âgé de 16 ans en 1943. Texte, Dominique Cier.

Imaginez la solidarité mais aussi les tensions entre la population et la présence accrue des réfugiés qui viennent de l'Europe entière dans ces vieux quartiers qui absorbent tant bien que mal 20 % d'habitants en plus. Des lieux de refuges s'improvisent qui se transforment parfois en souricières. Imaginez aussi le sentiment d'injustice, la rancœur qui gronde parmi les habitants et qui se manifeste comme elle peut...

Le jour de l’évacuation tous les habitants en voulaient aux réfugiés et aux juifs, ils étaient tellement en colère qu’ils le disaient sans aucune gêne, ils le criaient même, ce qui se passait était de leur faute et ils avaient bien mérité ce qui leur arrivait… Vous ne pouvez pas savoir ce que j’ai entendu de la bouche de ces braves gens, des horreurs, les commentaires les plus odieux..  
Vincent, retraité, ancien employé à l’usine Saint-Louis, âgé de 16 ans en 1943. Texte, Dominique Cier.
Nous avons décidé de profiter de cet atelier pour mener une répétition de lecture collective. Avec le concours de Dominique Cier nous rythmons l’atelier au rythme des témoignages collectés et retravaillés par lui même, aussi nous avons prévu différents moments de restitution. Le premier étant notre participation à la manifestation « Marseille Transit » programmée par Le Musée des Civilisations de l'Europe et de la Méditerranée du 14 au 16 juin.

Première répétition de la performance de lecture collective des récits de vie relatifs à l’année 1943 et à la destruction du vieux quartier situé sur la rive nord du Vieux-Port. Chaque personne présente a choisi un récit de vie puis nous avons déterminé la manière dont nous souhaitons lire les textes, questions de rythmes, de déplacements et point d’arrêt. 

- Seconde répétition le mercredi 29 mai à 17h.

- Dernière répétition le mercredi 12 juin à 17h dans la cour de la Mairie des 2/3e, 2 place de la Major, nous vous invitons à nous rejoindre nombreux !

APPEL A PARTICIPATION POUR UNE LECTURE COLLECTIVE LE 15 ET LE 16 JUIN 2013 AU MUCEM !
Dans la perspective de la participation de La Coordination Patrimoines et  Créations des 2/3e qui accueille l’auteur Dominique Cier et l’artiste madrilène Cristina Lucas, à la manifestation « Marseille Transit » programmée par Le Musée des Civilisations de l'Europe et de la Méditerranée du 14 au 16 juin, nous vous invitons à nous rejoindre nombreux à la Mairie des 2/3e, 2 place de la Major pour les répétitions de la performance de lecture des témoignages collectés et retravaillés par Dominique Cier relatifs à l’année 1943 et à la destruction du vieux quartier situé sur la rive nord du Vieux-Port.

DERNIER RDV DANS LA COUR DE LA MAIRIE DES 2/3e ARR. 2 PLACE DE LA MAJOR : LE MERCREDI 12 JUIN A 17H !

PENDANT LE MOIS DE JUILLET VISITE DE L'EXPOSITION "ICI MÊME MARSEILLE 1940 - 1944 " AUX ARCHIVES MUNICIPALES
Au cours de cette sortie ponctuée de nombreux échanges entre les artistes associés et le groupe constitué, nous avons bénéficié d'une visite commentée de Natalie Meissner, par ailleurs membre de la CPC 2-3e.


 

VISITE DE L'EXPOSITION "MARSEILLE CAPITALE DE LA RÉSISTANCE 1940 - 1944"
Sortie avec le groupe de personne qui suit l'atelier initié depuis le début de l'année, visite et rencontre avec les auteurs de l'exposition sur la résistance à Marseille pendant la seconde guerre pendant le premier semestre 2013, dont Jean Paul Chiny et Simonne Moulet-Chinny, qui sont aussi membres du bureau de l'association des amis du Musée de la Résistance en ligne en Provence-Alpes-Côte d’Azur, 1940-1945 (MUREL).




PENDANT LES JOURNÉES EUROPÉENNES DU PATRIMOINE 2013...
Pendant le mois de septembre le groupe de la Coordination Patrimoines et Créations 2-3e s'est mobilisé pour animer des balades et un atelier à la Mairie des 2e et 3e arrondissement. Avec le concours de plusieurs pilotes, pour les balades, et de plusieurs membres pour animer différents ateliers sur la seconde guerre mondiale, la destruction des vieux quartiers, la résistance avec la coopérative des Croque fruits, puis la reconstruction...


Avec Alain Moreau avant de partir en balade...

A gauche, Gisèle Grois-Coissy et une sélection d'images sur la destruction des Vieux-quartiers, à droite, Dominique Cier de dos qui parle de ses recherches et de la création qui l'anime pour Quartiers Libres 2013. 



 
LA CRÉATION DE DOMINIQUE CIER
Les deux lectures collectives, au Fort St Jean et dans le bâtiment situé sur l'esplanade du J4 pendant les beaux jours, sont issues du travail mené par Dominique Cier sur la destruction des vieux quartiers sur la rive nord du Vieux - port et de l'intérêt partagé par les membres de la CPC sur cet événement. Les textes qui suivent sont représentatifs de la création de Dominique Cier et de la motivation du groupe constitué au fil des rdv et des séances de travail. Le premier texte renseigne sur sa position d'auteur et sur l'écriture de l'histoire.


L’histoire ne se résume pas à une succession d’événements plus ou moins importants qui s’inscrivent dans une chronologie précise. Elle n’est pas la même pour chacun des acteurs qui l’ont vécue. Elle reste sans cesse à interroger et l’analyse que nous en faisons est toujours provisoire et approximative. On voudrait avoir une approche scientifique mais on ne fait qu’œuvre de fiction. Les multiples archives et les témoignages font toujours bon ménage avec la littérature. Les récits de vie recueillis auprès des marseillais sur les événements de l’année 1943 en sont l’illustration. Comment les habitants ont-ils vécu l’évacuation du Vieux-Port, la rafle et la destruction de leur quartier ? Evidemment, personne n’a vécu la même histoire. On accorde un rôle déterminant à la médiation de la parole et, en particulier, à la médiation narrative, dans le processus de la construction de soi et de mise en forme de l’existence. Le récit introduit un principe de cohérence et de continuité dans la représentation de sa propre vie, principe qui est à l’origine d’un sentiment d’appartenance à soi-même et d’appropriation de soi dans le temps et le territoire. 

L’individu construit alors le sens de son expérience, mais il en est tout à fait autrement quand il vit le présent de cette expérience. Le récit est donc un puissant opérateur de synthèse entre le passé, le présent et l’avenir de l’individu : loin d’être la simple restitution du passé factuel, il inscrit l’existence et l’histoire individuelle dans une dynamique prospective et le plus souvent valorisée. Ce retour que les personnes accomplissent sur elles-mêmes et qui les constituent en sujets capables de donner une forme personnelle à leur parcours se traduit par un regard différent porté sur le sens de leur existence. La grande histoire et la petite histoire des témoins est toujours en train de s’écrire. Certains ont parfois eu des difficultés à exprimer ce qu’ils pensaient ou ce dont ils se souvenaient : « ils se souviennent, ils savent tout, mais ils ne savent pas le dire ». Il fallait alors contribuer à la mise en mots de leurs émotions. Ce qui importe ici, c’est la multiplication des témoignages. 

C’est la variété de ces parcours, de ces postures morales, de ces expériences et de ces émotions qui nous permettent d’approcher et de concevoir la réalité sensible de cette période si douloureuse. Le contexte prend forme peu à peu, au fur et à mesure des récits. Dans une phase ultérieure, nous avons pu inventer d’autres récits de personnages imaginaires mais qui auraient pu exister… L’historien collecte des témoignages sollicitant une mémoire singulière tout en compilant des « documents d’archives ». Ils ne sont pas pris au seul sens de récits attestés par la présence à l’événement raconté. Ces récits qui visent à dire une « vérité » au-delà des faits  sont ce par quoi leurs auteurs  traduisent et transmettent leurs expériences, au besoin en racontant une autre histoire que la leur, souvent étrangement voisine. Ce travail passe donc aussi par la fiction. L’écrivain remplace le réel. Il substitue un texte à une réalité qui s’estompe rapidement. La valeur de sa démarche rejoint celle de l’historien, elle est d’ordre éthique, elle se mesure à la profondeur de nos interrogations sur notre humanité et aux rebonds des questions qu’elle fait surgir sur l’édifice d’une civilisation. 

Dominique Cier 



Lucien, mécanicien, 10 ans en 1943.


J’ai vu mon père trimer dans son atelier, il faisait ses douze heures par jour six jours par semaine… Il avait un atelier de mécanique rue du Lacydon et après la démolition du Vieux-Port il s’est installé rue de l’Evêché… En janvier 43, il a tout perdu… Il était propriétaire, l’atelier était à mon grand-père qui avait acheté ce petit local, et fin janvier on nous a expulsés de l’appartement que louaient mes parents et de l’atelier… Ils ont tout perdu… Mon père a emporté deux caisses d’outils, c’est tout… Quand il est revenu pour récupérer des affaires, il n’y avait plus rien… Le stock d’huile, les pièces détachées et les bombonnes de gaz, tout avait disparu… Ce n’était pas perdu pour tout le monde… 

La suite a été difficile pour nous, ma mère a fait des ménages et mon père a trouvé une place de mécanicien dans un garage Renault et après la guerre il s’est installé rue de l’Evêché… Il espérait être indemnisé pour l’atelier, mais tous ces petits propriétaires se sont fait baiser… J’étais adolescent pendant cette période où il a essayé de faire valoir ses droits et j’en ai gardé un souvenir cauchemardesque… Mon enfance pendant la guerre a été compliquée mais après j’ai grandi avec la haine des nantis et des profiteurs… Les gens sont riches parce que ce sont des voleurs… Ca, c’est une certitude… Et il n’y a pas de raison de les ménager… Mon père n’a jamais pu prouver que mon grand-père était propriétaire de son atelier… Les actes étaient déposés chez un notaire du début de la rue de la République qui a été déporté sur dénonciation d’un confrère… Il était juif et la police française est venue l’arrêter en 42… Il n’est jamais revenu… Le cabinet existe toujours, mais sous d’autres noms  et un très grand nombre d’actes ont été modifiés ou se sont évanouis… Un incendie en aurait détruit quelques uns… Ce sont des mensonges, bien sûr… Ce sont des arrangements entre notaires et gros propriétaires ou même des arrangements avec des architectes… Il y a plein d’actes qui ont été falsifiés… Et à la Libération, il y a eu quelques petits règlements de compte… Ca n’a pas dû être très propre… Mon père a fait le siège du service des Dommages de guerre, des mois et des années en pure perte… 

Les notaires, les élus, les architectes et les gros propriétaires se sont arrangés entre eux… La démolition, c’était une aubaine… Il n’y a plus d’expropriation… Ils gagnaient des années de procédures… Vous vous rendez-compte ? On en parlait depuis les années 30… En une semaine, c’était fait… Les projets étaient déjà sur le papier… La démolition du Vieux-Port était planifiée et non pas laissée au hasard des bombardements aériens…
… Ca faisait longtemps que les bourgeois voulaient reconquérir le centre de Marseille, c’était le moment…  La vie d’avant n’avait aucune chance de renaître…


Louise, secrétaire à la retraite, 19 ans en 1943


A un moment, j’ai été chargée de trier par thèmes les lettres de dénonciation, le plus souvent anonymes… Il en arrivait tous les jours… J’en ai jeté quelques unes qui étaient vraiment sordides, mais c’était risqué… J’avais peur. C’était peut être exagéré, mais tout le monde avait l’impression d’être surveillé… Je ne me souviens plus très bien, mais il me semble qu’on a tous plus ou moins juré fidélité au Maréchal Pétain, non ? Ce n’était pas une cérémonie extraordinaire, mais je crois que je l’ai fait au moment de mon embauche… 

J’ai franchement été soulagée quand j’ai remplacé une collègue au bureau du ravitaillement… C’était plus agréable de distribuer des cartes de rationnement… Vous pensez bien qu’il y avait un trafic terrible… Il y a des fonctionnaires qui se servaient et même qui en vendaient, ils étaient même plus nombreux que les gens honnêtes… J’en n’ai pas connu des gens honnêtes, c’était trop difficile de trouver quelque chose à manger… Les cartes ne vous garantissaient rien… Quand il n’y avait plus de pain, il fallait revenir le lendemain…Et le lendemain, il y avait la même queue… Le mieux était d’être en bons termes avec son boulanger, son épicier et son boucher, mais tout était monnayé… On faisait du troc… Le luxe extraordinaire, c’était d’aller au restaurant… 

On avait droit à un plat unique qu’on appelait « plat national » et qu’on payait 2,50 francs… Je prenais le tramway 82a pour aller à la Pointe Rouge… En comparaison du reste de la population, nous étions quand même des privilégiés parce qu’on obtenait des faveurs en échange de quelques petits services… Je ne vais pas vous dire que j’en ai pas profité, j’ai donné quelques cartes supplémentaires, j’ai mis un dossier sur le dessus de la pile pour un poulet ou quelques œufs, j’ai ramené quelques provisions ou des plats cuisinés à la maison, plein de petites broutilles qui améliorant un peu l’ordinaire, mais pas au point d’en faire comme certains une seconde profession… Il y avait un élu qui s’était discrètement spécialisé dans l’accueil des israélites aisés et qui leur promettait je ne sais quoi contre des sommes importantes ou des bijoux… Il avait un bon carnet d’adresses qu’il a plus tard confié à la police… 

En temps de guerre, on est dans une économie de survie, chacun en fonction de son rang dans la hiérarchie… Moi, j’étais en bas de l’échelle et j’y suis restée jusqu’à la fin de la guerre… En octobre 42, les choses sont devenues plus difficile… Les Allemands ont occupé la zone libre… L’occupation est devenue totale…
… Ensuite, il y a eu l’évacuation de la zone nord du Vieux-Port et sa démolition… J’ai été la première surprise… On n’a rien su… La préfecture et les Allemands n’ont même pas prévenu les services municipaux… Tout a été organisé en catimini… Je crois que c’est à ce moment-là que tout a basculé… La population marseillaise a été stupéfaite…/… La police française et la gestapo allaient main dans la main… J’en voyais tous les jours à la mairie… Tout le monde devenait suspect…



Hamid, épicier, 15 ans en 1943

Quand la police a frappé à toutes les portes des immeubles de la rue Château Joly, on a tout de suite su que c’était arrivé… Pas de lycée ce samedi… On a pensé qu’ils venaient nous contrôler… C’est après qu’on a su qu’ils évacuaient tout le quartier, enfin tout le nord du Vieux-Port, on a vu des choses pénibles, il y avait des gens qui sortaient de partout, j’ai vu des policiers bastonner des enfants et des vieillards, la police française y allait de bon cœur, ils obéissaient aux ordres comme on dit, mais ça fait appel à ce qu’il y a de pire en chacun de nous, et j’ai revu ça en 60 pendant la guerre d’Algérie… 

Fin janvier 43, le patron était à Marseille, il était au courant de ce qui se passait, ou peut être même complice, et il est intervenu pour nous permettre de nous installer provisoirement dans ses entrepôts où il n’y avait plus d’activité, nous avons donc échappé au camp de Fréjus… Tous les ouvriers de la cave se sont retrouvés là, nous devions y rester un mois ou deux, mais le provisoire s’est prolongé pendant deux ans… Pour la destruction, nous étions aux premières loges, notre rue n’y a pas échappé, tout a été rasé jusqu’à l’esplanade, et du quai jusqu’à la rue Caisserie… 

Je me souviens que le curé a sonné le glas de Saint-Laurent ou de la Major pendant que les nazis dynamitaient tout le quartier immeuble par immeuble, je ne sais plus laquelle c’était mais on l’entendait, il était bien ce curé et il nous a souvent aidés alors qu’on était musulmans, non pratiquants mais musulmans, mon père a trouvé un peu de travail grâce à lui et c’est quand même ce qui nous a permis de tenir… Avec difficulté, parce que les Allemands nous considéraient comme des étrangers et la police française comme des ennemis et comme une race inférieure, voleuse et sournoise, l’Arabe est un égorgeur c’est bien connu, ça ne faisait que commencer, après la Libération c’était encore pire, il y a eu Sétif et d’autres massacres dont on ne sait plus rien… 

Il y avait un ouvrier chez nous, à la cave qui faisait partie de la Résistance et qui cachait des types, mon père aussi il en cachait, c’est son pote Rachid qui me l’a dit, mais lui il ne pouvait pas en parler, il ne pouvait rien dire contre les Français, ça ne sortait pas, après Rachid il a fait partie du FLN… Jusqu’à la libération de Marseille, on a vécu comme on pouvait, c’était très dur, je me souviens que ma mère ramassait par terre les légumes et les fruits abimés que les marchands jetaient, l’épicier de la rue de la Caisserie il les piétinait pour qu’elle ne récupère rien, mais elle les prenait quand même, une mère elle en fait toujours quelque chose pour ses enfants, les épluchures aussi elle les cuisinait…



David, retraité, 
ancien musicien professionnel, puis employé à la Réparation Navale, 24 ans en 1943.


Un vendredi soir, je suis allé seul pour un week-end de concerts et de rencontres à Montredon… Rachel n’était pas bien et elle est restée rue des Ferrats… Elle en était à son sixième mois et elle avait besoin de repos… Elle n’était pas seule… Les voisins étaient là… Il y avait aussi une institutrice dans l’immeuble qui était aux petits soins pour elle, mademoiselle Morel, alors je n’étais pas inquiet… Mais le dimanche, je n’ai pas pu rentrer… Pendant qu’on jouait, les nazis et la police avaient bouclé le Vieux-Port depuis la veille et ils avaient commencé l’évacuation générale, de Saint Laurent à la Grand Rue… Ils contrôlaient aussi le quartier de l’opéra et le haut de la Canebière… 

J’étais coincé et mort d’inquiétude pour Rachel… Je peux vous dire que j’ai été rongé par les remords et que cette culpabilité ne m’a jamais quitté… Je ne l’ai pas revue… Elle a été raflée à la première heure et jetée dans un wagon à bestiaux… Je voulais partir à sa recherche… Mais à Saint Charles la police ne m’aurait même pas laissé monter dans le train et par la route je n’aurai pas tardé à être arrêté… On se sent impuissant et démuni… Inutile. Je suis resté suspendu au téléphone… Mes amis ont alerté leurs relations et leurs collègues… Ils sont allés à Compiègne et à Drancy… Aucune nouvelle… Je n’ai jamais pu retourner rue des Ferrats… Je ne sais pas ce que sont devenus son violon et nos partitions… L’immeuble a été rasé… 

Quelques années plus tard, j’ai croisé Mademoiselle Morel. Elle a vu un policier pousser Rachel vers le camion réservé aux juifs. C’est tout. Et j’ai retrouvé son nom sur la liste des femmes gazées à Auschwitz. Mais à ce moment-là, je n’y pensais pas. Chacun vivait avec sa part de malheur… La mort et la misère étaient partout, mais on s’efforçait de les oublier… En réalité, depuis mai 1940, on n’avait plus le droit de danser ni d’écouter des disques sur des « pick-up » ou de diffuser les programmes de la radio en public…  La joie était incompatible avec l’austérité et la gravité de la situation, mais qui aurait pu empêcher les manifestations joyeuses du « swing » et du jazz ? 

On apprenait une mauvaise nouvelle et cinq minutes après on allait boire un verre. Les spectacles de variété et de music-hall étaient aussi très nombreux. J’ai vu défiler Charles Trenet, Mistinguett, Maurice Chevalier, Piaf et Tino Rossi, mais je n’y suis pas allé… Je n’avais pas le cœur à tout ça… Le jazz et la musique classique exprimaient mieux mes états d’âme, mais sans Rachel ça n’avait plus beaucoup de sens… J’ai rejoint la Résistance en avril… J’ai été très actif, volontaire pour toutes les actions les plus violentes et spectaculaires, j’ai exécuté des Allemands, des miliciens et des collabos, j’ai participé aux combats jusqu’en Allemagne, je peux dire que j’avais la rage et un formidable besoin de vengeance…


Au cours de la dernière période du workshop de Cristina Lucas à Marseille et au regard de sa création vidéo, nous avons lancé un appel à témoins de la destruction de la rive nord du Vieux-port 70 ans plus tôt pour permettre à Cristina Lucas de mettre en forme sa création.
  
APPEL A TEMOINS
« TABULA RASA - Le quartier du Panier : 1943-2013 »

Il y a soixante-dix ans, en 1943, après les rafles et l’évacuation soudaine, la destruction par l’armée allemande du vieux quartier situé sur la rive nord du Vieux-Port de Marseille, a transformé radicalement la ville que nous habitons actuellement. Ce sont ces événements tragiques et bien réels, dont l'écriture de l'histoire a encore beaucoup de mal à franchir le mur de l'autocensure, que nous souhaitons interroger avec le concours d’artistes et d’habitants. Les faits sont établis et datés, les protagonistes majeurs identifiés, mais l’impression qui se dégage se résume à un triste constat : l'histoire est passée ! 

La Coordination Patrimoines et Créations 2e/3e, qui est composée d'habitants attachés aux patrimoines naturels et culturels de ces quartiers, est à la recherche de témoins et de leurs descendants* de ces événements, dans la perspective d’une création vidéographique de Cristina Lucas, l’artiste que nous accueillons avec Dominique Cier, auteur. 
*C’est aussi la façon dont la mémoire de ces événements se perpétue sous forme de souvenirs ou se reconstruit à travers les générations suivantes que nous souhaitons valoriser.

Contacts et Infos : tel. 06 25 31 14 94 contact@enitalique.fr

« Les 22, 23 et 24 janvier, c’était la rafle géante. Je ne savais pas encore que les gens allaient tous être déplacés et pour beaucoup déportés. Je croyais que c’était provisoire, « le temps de faire les propretés » m’avait dit un client… Il y avait des milliers de gendarmes qui encerclaient le centre et des flics en civil ou en tenue qui faisaient évacuer les immeubles. Les gens sortaient de partout, ça n’en finissait pas. Ce qui était bizarre, c’est qu’on n’avait rien su… Il parait que c’est Bousquet qui a tout organisé, mais à l’époque je ne savais pas qui c’était, j’avais 16 ans et je faisais juste le service minimum, le patron m’interdisait de discuter avec les boches et les flics… » Annie, serveuse, 16 ans en 1943. 
Texte de Dominique Cier.

Le vieux-port après les destructions de 1943.

EN JUILLET ET A LA FIN DE L’ANNÉE 2013 : POURSUITE DE L'ATELIER TABULA RASA
Au regard du partenariat entre l'association En italique et le MuCEM pour Quartiers Libres 2013, pendant plusieurs semaines, en juillet puis à la fin de l'année 2013, les séances de travail pour la création de l’œuvre vidéo de Cristina Lucas se sont déroulés au sein d'un atelier dans le Fort St Jean. Ainsi que certains enregistrement des témoignages lorsque c'était possible et lorsque les témoins se sont déplacés.



L’ŒUVRE VIDEOGRAPHIQUE DE CRISTINA LUCAS   
A la suite de l'appel à témoins Cristina a créé une œuvre vidéographique : quatre écrans d'un format important qui sont placés côte à côte, diffusent quatre témoignages sur la destruction de la rive nord du Vieux-Port et d'une partie du Panier en 1943... Les quatre personnes qui parlent forment quatre générations, le premier témoin est plus âgé que les autres et à vécu les événements de 1943 alors que les autres, lorsque c'est le cas, évoquent seulement ce qu'ils ont appris de manière indirecte. La dernière personne qui parle, la plus jeune, a le même âge (au moment des événements) que celle qui commence les séquences filmées.






Images prises en Janvier 2014, lors de l'exposition de QUARTIERS LIBRES 2013 au MuCEM (J4), de gauche à droite : Dominique Cier, Natalie Meissner (CPC 2-3 et Just Marseille), Cristina Lucas, Alain Moreau ( CPC 2-3, retraité des universités, juste derrière), Cécile Dumoulin (MuCEM).

Retour en images sur les premières journées de l'association des deux artistes associés à Quartiers Libres 2013, lors des premiers repérages au MuCEM qui était à l'époque en construction...